Joseph Pigassou 1878 - 1961

Joseph Pigassou 1878 - 1961

Prolégomènes selon Joseph Pigassou

Prolégomènes                                             

 

Dans l'héritage virgilien le Livre des Bucoliques se fait remarquer par un caractère très particulier. Alors que les Géorgiques et l'Énéide laissent apercevoir sans aucune ombre l'intention oui poussa Virgile à les écrire, dans les Bucoliques cette intention est insaisissable.

On y voit des bergers si peu naturels, agités de préoccupations si peu pastorales, parlant un langage si différent de celui des bergers, qu'ils sont, sans aucun doute, d'un autre monde que celui des bergers. La Critique dit qu'ils ont été mis dans les églogues pour y jouer un rôle assez subtil et y représenter, dans une suite d'allusions ou d'allégories, des choses que Virgile ne pouvait ou ne voulait pas exprimer ouvertement,  illusions, allégories si vagues, si peu certaines, même pour ceux qui ont cru les voir, que, lorsqu'il s'est agi de trouver les réalités authentiques sur lesquelles elles auraient été calquées, ils ont déclaré qu'aujourd'hui, par l'effet du temps écoulé et par l'ignorance où l'on est de la vie privée de Virgile, ces allusions ne peuvent être aperçues.

C'est abandonner la partie.

Dans le fait, ils ont mal vu le problème, n'ont pas vu du tout ses données et sont partis en dissertations sur des données imaginaires : allusions nébuleuses ou, pour mieux dire, semblants d'allusions. Certaines églogues, en effet, paraissant se rapporter à des tribulations vécues par Virgile, font figure de tableaux votifs ; assorties d'un semblant de dédicace, elles suggèrent l'idée d'un bienfaiteur. De là à les considérer comme des fictions destinées à reconnaître et à payer en monnaie de poète des services reçus mais trop notoires pour qu'il soit bienséant d'insister il n'y a qu'un pas. Virgile, dit-on alors, ne remercie pas comme tout le monde ; il le fait de façon plus discrète et plus précieuse avec de petites pièces de vers où ce qu'il doit n'est exprimé qu'en allusions.

Cette manière de voir est classique.

Mais une allusion n'est significative d'une certaine chose que si elle est énoncée dans des termes qui évoquent cette chose assez clairement pour qu'on puisse la deviner intégralement[i]. Or ce n'est pas ici le cas. On est loin de pouvoir citer dans les Bucoliques des phrases évoquant assez clairement une réalité pour qu'on puisse la deviner intégralement.

On a donc raisonné sur des allusions inexistantes.

Il faut faire table rase et reprendre le texte pour essayer d'en dégager l'intention qui anime Virgile.

On le voit manquer de discrétion quand il emprunte à Théocrite, manquer de naturel quand il peint des bergers comme on n'en a jamais vu, manquer d'à-propos quand il recherche des singularités de style, des effets de mots ou des effets d'ensemble inattendus, manquer de cette demi-naïveté qui fait le charme de la pastorale quand il nous enferme dans des tours énigmatiques, obscurs, qui ne s'expliquent pas ou qui s'expliquent mal.

Évidemment le latin des Bucoliques n'est pas du latin ordinaire et leur rusticité n'est pas celle de Théocrite.

Théocrite a des pastoureaux et des pastourelles sans phrases alambiquées et disant comme on les dit à la campagne les choses qu'ils ont à dire. Ses idylles sont de petits tableaux à signification ouverte. Les églogues de Virgile sont à signification fermée ; il est bucolique au sens illusoire du mot, (v.p. 37) il parle une langue mystérieuse, sibylline, parfois même absolument hermétique. Ses bergers sont irréels ; laissant les bergères à la maison, ils ne se piquent que de poésie, jouent à qui sera le plus subtil, s'enferment dans leur jeu et le terminent le plus souvent sur une clausule qui a l'air d'un tour de clé donné sur un secret.

Leur incessante manie de versifier se traduit toujours en sous-entendus qui ressemblent à des illusions, C'est de la part de Virgile une tactique dont il s'est fait une règle. Qu'il s'agisse de courtes phrases amoebées, de dialogues ou de tirades ou de récits, il entraîne toujours ses lecteurs dans des semblants d'allusions. À tout prendre, si son verbe est chatoyant, ses thèmes sont irrationnels ; s'il est intéressant il est bizarre ; ses sous-entendus intriguent mais il est impossible de les percer.

Naguère, à propos de la IVème Églogue, Carcopino a dit "mystère". Avant d'être exprimée par lui, cette pensée existait, plus ou moins confuse, dans l'esprit de la Critique. Elle est juste, non seulement pour la IVème mais aussi pour toutes les églogues. Les mystères antiques avaient, entre autres choses secrètes, chacun son langage symbolique. Hermétique et fallacieux pour les profanes, il leur donnait le change, les mystifiait à propos de tout ce qui pouvait toucher aux mystères, tout en restant clairement significatif pour les adeptes. C’était précaution de mystes jaloux de leur doctrine.

Pour des raisons différentes, mais raisons capitales s'il en fut, Virgile, écrivant son Livre des Bucoliques, est jaloux de sa pensée et n'en donne au public que le change.

On ne sait par quel procédé les mystes donnaient le change aux profanes. Quant à Virgile, pour obtenir le même effet il a recours à un procédé aussi singulier qu'efficace : ne s’exprimer qu'en équivoques. Et certes, il n'y a pas de meilleur moyen pour faire des phrases captieuses que de les faire à double sens, c'est-à-dire équivoques. Pour plus d'efficacité il recherchera des homophonies bilingues, gréco-latines (v.p.23) ; elles seront écrites en latin mais convertibles, par lecture à haute voix et prononciation convenablement nuancée, en phonèmes équivoques dans lesquels on pourra percevoir, à la fois, des voix latines et des voix grecques ; elles seront présentées de telle façon que le public, non prévenu de 1'artifice,en saisira naturellement la voix latine, langue de son parler habituel, et s'y complaira pour l'attrayante originalité qu'il y trouve, sans se douter que ces attraits sont fallacieux et qu'il ne saisit qu'un leurre. Il ne remarquera même pas la présence de la voix grecque portant substance de vérité mais sans éclat et, d'ailleurs, suffisamment effacée pour être indiscernable. Cette dernière ne sera perçue que par le lecteur qui, ayant pris contact avec l'artifice, tendra l'oreille avec attention. Encore faudra-t-il qu'il sache que les équivoques de Virgile sont bilingues et qu'elles sont tirées des possibilités grammaticales du grec.

On ne s'étonnera pas outre mesure de la particularité de l'artifice virgilien quand on verra qu'il se ramène à une utilisation ingénieuse de l'hybridation du grec et du latin si à la mode alors à Rome. Mais comment prendre contact avec cet artifice ?

Il est évident qu'on ne peut tenir que de Virgile le secret de Virgile ; que ce secret ne peut se trouver que dans ce qu'il a écrit et, qu'éloignés de lui comme nous le sommes, la seule ressource que nous ayons est d'éplucher l'un après l'autre tous ses mots et plus particulièrement ceux qui paraissent hors de propos. Ils sont nombreux ; chacun d'eux contient sa suggestion, mais une seule sera la bonne et elle surgira du texte quelque part, tout d'un coup, en toutes lettres : "équivoque"[ii].

Une fois le procédé connu, la mise au jour du sens caché des Bucoliques n'est plus qu'une affaire de grammaire et de patience, "grammaticis crucem" ! Relire alors le texte à haute voix, en s'appliquant à mettre en évidence et à part tout ce qui peut donner lieu à équivoque, traiter ensuite le produit de ce départ par la grammaire et le filtrer pour en tirer chose logique.

"Équivoque", "Grammaire", il n'y a point d'autres instruments, point d'autres réactifs à faire agir sur le texte des Bucoliques pour précipiter l'élément inconnu à côté de l'élément connu. Chimie linguistique insolite, certes, mais qu'on appliquera ici, avec d'autant plus de décision et de confiance que l'indication en vient de Virgile lui-même.

Tel est exposé à grands traits le problème des Bucoliques. La dissertation qui va suivre le traitera par le détail en s'appliquant successivement aux données, à la consistance, aux facteurs circonstanciels et à la solution ; celle-ci ira du titre jusqu'au dernier vers.

 

 

LES DONNEES

Ière Donnée = Grammaire

Quand les églogues parurent, un ami de, Virgile, Asconius Pedianus, qui était grammairien et qui les avait lues en grammairien, ne pouvant comprendre à pleine satisfaction les singularités qu'il y rencontre, prend prétexte de l'une d'elles (ce sont les devinettes qui se trouvent à la fin de la 3ème églogue, vers 104 à 107) pour interroger Virgile et celui-ci lui répond qu'il a voulu :

"mettre les grammairiens à la torture[iii]"

Cette répartie n'est pas comme on pourrait le croire, un aimable coup de boutoir à l'adresse particulière d'Asconius, mais bien une réponse de bon aloi valable pour tous les curieux. Seulement, faite sur un ton mi-sérieux mi-moqueur, elle laisse Asconius sous l'impression que Virgile l'a plaisanté et il la jette au panier. Combien d'Asconius en ont fait autant depuis lors ?

Il est évident que ce serait faire trop grand cas des deux devinettes en question que de vouloir avec elles seules mettre les grammairiens à la torture, mais ajoutez-y toutes les particularités déconcertantes que Virgile a éparpillées dans le "Livre des Bucoliques" larga manu et comme à plaisir, en mots, phrases, églogues entières dont la signification et la raison nous échappent aussi complètement que celles des deux devinettes, et qui ressortissent, sans conteste, à la critique des grammairiens, et vous aurez de quoi les mettre à la torture.

Ainsi entendue, la réponse de Virgile peut s'appliquer au "Livre des Bucoliques" tout entier et réciproquement, le "Livre des Bucoliques" tout entier se trouve ramené, quant à ce qui peut nous intriguer en lui, à une longue épreuve de grammaire.

Mais il y a grammaire et grammaire. D'une part celle des érudits, grammairiens, académiciens, qui examine, trie, classe, dresse, en quelque sorte, la fiche de mobilisation de tous les mots et les met en discipline sans toutefois en produire aucun[iv]. Elle est stérile mais à cheval sur les règles. D'autre part la grammaire de tout le monde, bonne fille qui passe son temps dans les rues, recueillant de ci, de là, sans rien dédaigner, des expressions de toute sorte dont les plus méritantes feront le miel ou le sel de la langue, ne manquant pas d'une certaine tradition, mais sachent faire du neuf avec du vieux et mariant d'instinct les phonèmes avec les idées. Elle est féconde, crée des mots sans façons et permet qu'on joue avec elle[v].

Tout jeu fait toujours une large part à la fantaisie mais il ne peut être bien compris et bien joué que s'il est bien réglé et bien expliqué. Celui que Virgile fait avec la grammaire est bien réglé mais subtil et secret. Les grammairiens n'y étaient pas invités et n'en avaient aucune explication ni aucune idée. Cependant ils en étaient curieux, et Virgile avec plus de finesse que jamais tendit à leur curiosité une perche faite exprès pour eux "grammaticis", mais au bout de laquelle était le mot "crucem", "torture". Drôle de perche ! Ils ne l'ont pas saisie et elle est toujours là, tendue depuis vingt siècles à qui voudra la prendre.

GRAMMATICIS CRUCEM : ces deux mots donnent le premier coup de pioche sur le problème et en révèlent la nature. Par eux il faut entendre que la compréhension des Bucoliques doit résulter d'un travail de grammaire et plus particulièrement ici de celui qui porte sur les "grammes", matière primordiale de toute grammaire, c.-à-d. sur les signes graphiques nantis des prérogatives qui leur permettent de jouer un rôle dans le langage. Ce travail de grammaire portera donc sur les mots considérés dans leurs éléments constitutifs, dans leurs grammes représentatifs d'idées, avec leurs valences, leurs affinités et les facilités avec lesquelles ils se prêtent à l’analyse, à la synthèse et aux combinaisons. Objectif bien déterminé.

Virgile n'a pas mis l'allusion en cause. Si, par la suite, des critiques, à bout d'arguments, l'y ont mise, ils l'ont fait de leur propre autorité et sans être sûrs d'eux-mêmes.

Nous n'avons donc rien à faire avec l'allusion. Elle n'est point chose de grammaire mais seulement de psychologie, et même seulement de psychologie mineure, où l'esprit joue sur des à-côté (ad ludit, alludit, allusum) : objectifs mal déterminés et toujours plus ou moins infectés de confusion, c.-à-d. de causes d'erreur.

L'allusion, en effet, ne peut que réveiller le souvenir d'un fait qui sommeille dans votre "idécée"[vi]. Elle énonce une des circonstances liées à ce fait, une réaction s'amorce et d'idée en idée, le fait reparaît dans votre esprit avec tous ses détails. Raisonnant alors par analogie, vous passez du fait qui vous revient en mémoire à l'exposé de votre interlocuteur, et vous devinez, à peu près, ce qu'il veut dire. C'est là le cas le plus heureux. Mais si la circonstance énoncée par votre interlocuteur n'est pas assez évocatrice, ou bien si elle est liée à un fait qui n'a jamais été dans votre connaissance ou dont vous avez complètement perdu le souvenir, rien en vous ne lui répondra et l'allusion restera pour vous lettre morte. D'autre part, si la circonstance énoncée fait partie, à la fois, de plusieurs faits dont les souvenirs sommeillaient dans votre idécée et ont été réveillés à la fois, (mettons qu'il y en ait dix, par exemple) lequel choisirez-vous pour être le bon ? Vous aurez neuf chances d'erreur sur dix. D'autre part encore, si les contemporains de Virgile, qui, eux, pouvaient avoir dans leur mémoire de quoi comprendre ses allusions (en supposant qu'il y en ait), sont restés capot et si le raisonnement par analogie ne leur a rien donné de satisfaisant, c'est que cette voie n'était pas bonne, et si elle n'était pas bonne pour eux comment le serait-elle pour vous qui n'avez, certainement, dans votre mémoire que bien peu de choses se rapportant aux ambiances dans lesquelles Virgile a vécu ?

Vous voyez combien l'allusion est fragile par elle-même et combien sa valeur serait infime aujourd’hui pour quiconque voudrait l'employer à expliquer les Bucoliques.

En choisissant l'allusion comme support de sa pensée Virgile aurait fait un bien mauvais choix.

 

***

 

Quoi que ce soit que l'on ait à dire on ne peut être intelligible et pleinement compris que si l'on se sert d'un langage. J'entends le mot "langage" dans son sens le plus général. Un langage, en effet, pour n'en dire que ce qui est nécessaire ici, est un ensemble de signes, graphiques ou sonores, (écriture ou parole), dont les uns représentent les idées et les autres les relations entre les idées. Ces signes peuvent former des combinaisons variées à l'infini et capables de représenter avec précision tout ce qui peut venir à l'esprit d'idées et de relations entre les idées. C'est un système ordonné et soumis à des règles. Une grammaire et un lexique lui servent de code et permettent de le traduire dans un autre langage, mot pour mot, idée pour idée, sans confusion. C'est la chose grammaticale par excellence.

Remarquons maintenant, et ceci est capital, que si les langages ont tous des principes communs (principes de Grammaire Générale qui règlent impérativement le Service de la Pensée), chacun d'eux a ses signes particuliers. Les principes sont universels et immuables, mais les signes varient d'un langage à un autre et peuvent être choisis arbitrairement. C'est affaire de convention entre gens d'une même langue, qu'ils soient nombreux ou en nombre aussi petit que l'on voudra.

Il est donc loisible à tout homme, tout en s'alignant sur les principes, d'imaginer, avec des signes choisis par lui, au gré de sa fantaisie, un langage particulier (secret même s'il le veut), quitte à faire part de sa combinaison aux gens avec lesquels il voudra s'entretenir.

C'est ce que Virgile a fait.

Voulant consigner par écrit des choses oui doivent rester secrètes entre lui et ses partenaires, mais qui doivent cependant traverser le grand public sans être reconnues, il en déguise l'expression et invente pour cela le langage "bucolique".

Dans ce langage le latin n'entre que comme trompe-l’œil, comme matériau générateur d'illusions et Virgile, le maniant en virtuose, en fait surgir des mirages qui enveloppent le lecteur, l'amusent et l’entraînent, sans qu'il se doute de rien, à mille lieues de son secret. Ce dernier sera bien gardé.

On a dit que dans les bucoliques l'allusion est perpétuelle ; il eut fallu dire "l'illusion" est perpétuelle. On ne s'est trompé que d'un "iota". C'est le caillou qui a fait sortir le char de la bonne voie et l’a mené sur des données fausses ; on ne pouvait aller qu'à des solutions fausses ou impossibles.

Il n'en est pas de meilleure démonstration que celle qu'on peut tirer de la IVème Églogue.

 

+++

 

En traitant cette églogue comme on traite d'ordinaire les textes latins, on ne peut lui trouver aucune signification humainement acceptable. C'est une suite de prophéties splendides mais dont on ne saurait dire qu'un esprit sensé ait pu sérieusement les caresser.

Dans cette pièce Virgile annonce la naissance d'un enfant prédestiné dont l'apparition sur la scène du monde se fera en même temps qu'une humanité nouvelle descendra du ciel sur terre pour y vivre dans les félicités d'un nouvel âge d'or. Le passé ressuscitera dans le même ordre qu’il a déjà suivi.

Et le poète brode sur ce thème fabuleux :

Les livres Sibyllins ont prédit l'événement. L'enfant naîtra sous le consulat de Pollion et à sa venue toutes les turpitudes de la terre disparaîtront. Il aura reçu la vie des Dieux et se verra confondu avec les Héros qui sont eux-mêmes confondus avec les Dieux…     

Pour donner à cet enfant, qui n'est encore qu'à l'état de promesse, toutes les apparences de la réalité, pour le faire paraître bien vinant, Virgile, dans une prosopopée fervente où l'enthousiasme prophétique s'allie ingénument au merveilleux puéril et charmant des contes de Fées, s'adresse à lui et lui prédit sa future existence de pacificateur et maître de l'univers :

" Pour commencer, Enfant, la Terre t'offrira de petits présents. Sans qu'aucun jardinier y mette la main, elle se couvrira pour toi de lierres rampants, et de sureaux, et de colocasies mêlées aux gueules riantes de 1'acanthe. Les chèvres viendront d'elles-mêmes t'offrir leurs mamelles gonflées de lait et les lions seront les amis du troupeau. Les fleurs viendront te caresser dans tes berceaux. Le serpent mourra. La plante vénéneuse aux attraits fallacieux mourra et les amomes assyriennes naîtront du sol à la place des herbes vulgaires."

"Quand tu auras atteint l'âge où on sait lire, où on commence à s'émouvoir aux récits de ce que les Héros firent pour nous, quand le sens du courage se sera éveillé dans ton cœur, la plaine se dorera d'épis de jour en jour plus ondulants, aux incultes buissons pendra le raisin vermeil et les chênes au bois dur sueront de mielleuses rosées."

"Certes, on pourra voir reparaître quelques restes des nécessités qui sanctionnèrent le larcin originel en forçant l'homme à s'aventurer sur les mers, à se retrancher dans des bourgs ceints d'épaisses murailles, à défoncer le sol sillon par sillon. On pourra voir un nouveau Typhis au gouvernail d'un nouvel Argo chargé d'une élite Héroïque. On verra de nouvelles guerres et contre une nouvelle Troie partir un nouvel Achille."

"Mais quand l'âge mûr aura de toi fait un homme, tu verras le marin quitter la mer. Le pin nautique ne commercera plus ; la terre partout portera de tout. Plus de soc déchirant le sol ; plus de serpe amputant la vigne ! Le robuste laboureur déliera ses taureaux du joug. Les diverses couleurs dont la laine sera parée ne seront plus dues à des artifices de teinture car la toison du bélier, dans la prairie même, prendra le rouge suave de la pourpre ou le jaune du safran, tandis que les agneaux, tout en paissant, se trouveront vêtus d'écarlate."

"De ces jours heureux filez le fil ! dirent à leurs fuseaux les Parques que l'immuable puissance du Destin a réunies. "

"Avance ! L'heure des grandes choses va être là, cher rejeton des Dieux, crément magnifique de Jupiter !"

"Regarde ! Ce globe pesant qui prend son élan, c'est le Monde avec ses continents, l'étendue de ses mers et son ciel infini !"

"Écoute ! Comme tout frémit de joie... Le temps approche ! Ho ! puissè-je avoir assez de souffle pour chanter jusqu'au dernier jour d'une longue vie ce que tu vas accomplir !  Orphée le Thrace, avec tous ses poèmes, ne pourra me surpasser, ni Linus, qu'ils aient près d'eux, l'un sa mère et l'autre son père, Orphée, Calliope et Linus le bel Apollon. Pan même, devant l’Arcadie concourant avec moi, Pan même, devant l’Arcadie, s'avouera vaincu."

"Hâte-toi, petit enfant, de sourire à ta mère et montre que tu la connais. Dix mois ! Ce fut pour elle une longue impatience. Hâte-toi, petit enfant ! Tant qu'on n'a pas souri à sa mère, nul Dieu ne vous juge digne de sa table, nulle Déesse de son lit[vii]."

Le plus beau des contes n'arrive pas à la cheville de ce morceau. La chimère y caracole, le lyrisme y atteint les sommets vertigineux où l'on perd complètement de vue les possibilités terrestres et le mystère qui enveloppe l'origine de cet enfant, en passant sous silence tout ce qu'il pourrait avoir d'humain pour n'en faire ressortir que le divin et le miraculeux, achève, avec l'accent péremptoire qu'emploie Virgile, de donner à l'Églogue toute la puissance des ensorcellements fantasmagoriques.

Le "Puer" est né. C'est article de foi et il ne manque plus que de lui trouver un père.

On a dit : c'est un fils de Pollion, Asinius Gallus ; c'est un fils d'Octavie ; de Scribonie ; c'est Drusus ; c'est Octavien, né une seconde fois (Plüs) ! ; un enfant venu on ne sait d'où (Heyne) ! un fils de Jupiter et d'une Déesse (Grüppe) ! ; le Christ confusément pressenti (Plessis) 40 ans avant l'ère chrétienne ! ; Reinach ajoutant pour surenchérir "ce poème entièrement religieux est la première en date des œuvres chrétiennes" ![viii]

Ainsi les commentateurs, en prenant le latin des Bucoliques pour du latin ordinaire (ici c'est en faisant "puer" = enfant, et en voyant dans ce mot une allusion alors qu'il n'y a qu'une équivoque) s'engagent dans des impasses du fond desquelles ils ne trouvent à proposer que des suggestions auxquelles on ne saurait s'arrêter.

Carcopino, prenant la chose plus à cœur et plus au sérieux, essaie de la traiter par la logique et par l'histoire, mais il écrit sous l'impulsion de cette conviction que "puer" = enfant[ix]. Il peut disserter sur la vie romaine des temps augustes comme s'il l'avait vécue, il en connaît la moindre épingle et la 4ème églogue sera passée par lui au tamis de soie.

C'est d'abord la traduction du texte. Viennent ensuite les sources de l'inspiration. L'églogue et Virgile lui-même se trouvent alors rattachés, par une logique remarquable de souplesse, au néo-pythagorisme, religion philosophique vers laquelle Rome, lasse et découragée par les guerres civiles et les proscriptions s'est tournée. Nigidius a semé le grain de cette consolation spirituelle. Le climat social le fait germer. L'annonce de la paix de Brindes, première éclaircie après une longue tempête, fait éclater les bourgeons de la joie et sous les chaudes effluves qui se répandent sur la ville, la belle fleur virgilienne éclot tout d'un coup.

Cette genèse est jolie. C'est la naissance de l'Églogue et Carcopino en place la date entre Octobre et Décembre 40 av. J.C.

"Personne, dit-il pages 128 sq., ne devrait oublier que le 1er janvier 40 C. Asinius Pollio, un des consuls désignés pour cette année-là, bien loin de pouvoir assigner dans Rome la suprême magistrature, s'en était, quoique à regret, fermé l'accès en se rangeant, l'automne précédent, au parti de Lucius Antoine contre Octave...

"Les consuls tenaient leurs prérogatives, non des suffrages du peuple, mais du consentement de leurs ennemis... comment consuls non élus, auraient-ils été fondés à résister à qui les avait nommés ?

"Ainsi, ceux mêmes qui auraient pu s'intituler consuls, reconnaissaient que le consulat n'existait plus... mais il est certain que les débuts du consulat de Pollio se placent vers le 5 - 6 octobre 40 et coïncident avec la conclusion de la paix de Brindes. Et comme Pollio, le 1er décembre au plus tard, n'était déjà plus consul, la Bucolique qui n'a pu être conçue avant la paix de Brindes ni achevée plus de deux mois après, a été composée sous la pression de cet événement. Elle baigne tout entière dans l'atmosphère de joie et de confiance qu'il a momentanément condensée en Italie."

"Elle ne peut s'expliquer en dehors de lui".

C'est très persuasif. Mais on ne peut s'empêcher de se demander tout d'abord comment à un consul aussi peu solide dans sa fonction, aussi dénué de pouvoir, aussi éphémère et, pour tout dire en un mot, aussi inexistant que Pollion, comment Virgile a-t-il pu dédier une pièce de vers "digne d'un consul" et le portant eu pinacle dans la personne de son rejeton qui n'est encore qu'un enfant vagissant, si toutefois il est déjà né ? Pollion ne pouvait se targuer d'être de la race des Dieux ; son enfant ne pouvait être ni devenir "crément de Jupiter" et l'on peut penser quel accueil Marc-Antoine et surtout l'implacable Octave auraient fait à ce jeune compétiteur promis à leur faucher l'herbe sous les pieds. Par ailleurs, les triumvirs avaient déjà plus d'une fois signé des paix sans lendemain[x]. Quelle certitude avait-on que celle-ci serait durable. Quelles joies et quelle confiance auraient-elles pu baigner le cœur des Romains qui portaient encore le deuil des trois cents sénateurs et chevaliers qu'Octave avait fait immoler, égorgés comme des moutons (hostiarum modo - Suétone) sur l'autel dressé à Jules César, devant Pérouse, six mois à peine auparavant ?

Mais sous la plume de Carcopino la question prend une telle ampleur que ces frottements, alors qu'on n'en est encore qu'à l'accessoire, peuvent être négligés. La solution seule importe. Passons donc au "puer", car il faut le faire naître quelque part et de quelqu'un. Ce n'est jusqu'ici qu'un mot ; il faut le transformer en objet précis et le placer dans l'Histoire. Carcopino, resserrant de plus en plus l'étreinte de sa logique, y arrive et c'est de Saloninus, un fils de Pollion, qu'il fait l'enfant destiné à devenir le "Puer".

Alors qu'on a les yeux encore tout emplis de visions d'apothéose, Saloninus, être obscur et sans personnalité dont on ne saurait affirmer ce que sera le destin, n'ayant en tout cas pour le moment rien de ce que Virgile a mis dans son "puer", fait figure d'un petit bernard-l'hermite investi malgré lui dans la plus éclatante des conques de nacre.

Habile manœuvrier et des meilleurs, Carcopino, trompé par les équivoques artificieuses de Virgile, s'est échoué sur une impossibilité. Il n'a pas trouvé d'enfant en chair et en os répondant au "Puer", et personne après lui n'en trouvera car il n'en existe pas dans l'Histoire.

La raison nous dit bien que cette églogue est un tableau irrationnel et impossible, mais si l'on admet que ce tableau a une signification cachée, c.-à-d. qu'il signifie autre chose que ce qu'il a l'air de signifier, c'est donc que Virgile nous leurre ; en d'autres termes, il cherche à nous faire prendre le change et nous offre de l'irrationnel pour du rationnel. Hoffmann, Kolster, Ruggero della Torre l'ont bien compris quand, transportant l'églogue du domaine de l'Histoire dans celui de l'Allégorie, ils ont proposé de voir dans le "Puer", l'un l'Allégorie de l'Époque nouvelle, l'autre l'Allégorie de la paix de Brindes et le troisième l'Allégorie de la poésie de Virgile (v. Cartault).

Ils remplacent ainsi un concret impossible par un abstrait plus élastique, mais leur hypothèse est invérifiable. Sur quoi se fondent-ils ? Uniquement sur leur sentiment, chose qui ne peut tenir lieu de pièce probante et dont on ne peut faire état que comme d'une simple suggestion. Ils sont logiques en répudiant l'idée d'enfant mais ils ne la remplacent par rien de solide.

Dans le fait Virgile a consigné sa pensée dans des mots, ou pour mieux dire, dans une suite de phonèmes (les mots n'étant valables que par les phonèmes qu'ils contiennent) intentionnellement équivoques et fallacieux et présentés avec autant d'habileté qu'un oiseleur consommé peut en mettre à confectionner ses artifices et ses appeaux. Sans cette notion d'artifice et sans la gouverne qu'on en peut tirer (v.p.36) il est impossible de saisir dans les Bucoliques autre chose que de vaines images.

Après l'essai de Carcopino sur la IVème églogue, voici celui d'Herrmann sur le "Livre des Bucoliques" tout entier.

"Le titre de mon ouvrage, dit-il, et celui de ce chapitre[xi] ont pour but de fixer l'attention sur l'idée que les Bucoliques sont essentiellement des poésies à clef présentant sous des-masques et des oripeaux de bergers et de bergères, des poètes et des mondaines de l'époque de Virgile."

"J'ai conçu le projet de percer l'incognito du plus grand nombre possible de personnages ainsi travestis et masqués par Virgile, et, pendant que j'étais en veine d'audace, j'ai voulu savoir aussi qui est l'enfant anonyme de la 4ème Bucolique."

"Je pars d'un principe très simple et unique : à chaque pseudonyme correspond un nom réel et un seul. Pourquoi Virgile aurait-il donné le même pseudonyme à deux individus différents ? Pourquoi d'autre part, aurait-il affublé de deux pseudonymes le même individu ?"  

"Je tiens à préciser que je n'ai étudié que les personnages portant un pseudonyme et l'enfant anonyme de la 4ème Bucolique. C'est dire que j'ai laissé de côté l'étude des interprétations allégoriques qui ne se rapportent pas directement à la question et des personnages nommés par leur vrai nom (Gallus, Varus, Pollion)."

"Je présente les Bucoliques comme les scènes d'une sorte de bergerie ou de comédie pastorale dont les protagonistes sont les poètes les plus notoires de la fin de la République. Selon moi l'œuvre est avant tout une MASCARADE LITTERAIRE où Virgile a voulu cacher des allusions aux œuvres, aux goûts, aux sentiments, aux caractères et parfois à l'aspect physique de ses précurseurs, de ses adversaires, de ses amis et amies, de lui-même..."

"Il s'est subtilement diverti dans les Bucoliques. C'est un "ludus". Virgile n'a-t-il pas avoué lui-même qu'il a voulu faire chercher par les grammairiens le mot des deux énigmes de la 3ème Bucolique ? Je suis sûr qu'il ne s'en est pas tenu là et que c'est à dessein qu'il a farci ses Bucoliques de citations, de parodies, et -même de calembours.il en a fait surtout une espèce de "charade" perpétuelle dont les "mots" sont les noms réels des personnages désignés par des pseudonymes - ou laissés dans l'anonymat."

"Essayons de deviner cette charade et de lever les masques pour connaître le visage que les acteurs avaient à la Ville. C'est alors, et alors seulement, que nous serons entrés dans le jeu imaginé par Virgile et que nous pourrons savourer pleinement la lecture des Bucoliques[xii]."

Le point de vue d'Herrmann est tellement original que cette citation textuelle s'imposait (v. pages 16 et 17 de son travail).

Si j'ai bien saisi sa pensée, les Bucoliques seraient pour lui une sorte de folâtrerie juvénile (ludus), une "Revue" où défileraient tout un clan de snobs se piquant de littérature, poètes entourés de belles, auxquels se mêleraient des personnages sérieux tels que Pollion, Varus, Gallus, en somme une sorte de mascarade en neuf ou dix épisodes, d'un intérêt d'autant plus grand qu'on saurait mieux y voir des scènes de Carnaval Romain. (ibid. chap. XI passim)

Comme vue d'ensemble c'est déjà curieux et ce le devient encore davantage quand il s'agit d'entrer dans le détail et de constituer les dossiers d'identification des personnages. Ce sont des mosaïques d'impressions personnelles et de suppositions où jamais n'intervient aucun argument décisif et qui sont bien loin d'entraîner la conviction. Une seule églogue traduite par lui pour montrer l'esprit suivant lequel il les dit écrites, avec seulement une des citations, une des parodies, un des calembours dont il les dit toutes farcies, avec seulement un morceau de la charade savoureuse dont il nous met l'eau à la bouche, nous convaincraient mieux.

Féru d'érudition et de bibliographie, friand de la trouvaille curieuse, Herrmann a porté les Bucoliques sur sa table d'examen. Les semblants d'allusions deviennent pour lui des allusions d'une indiscutable clarté ; il suit d'enthousiasme le fallacieux démon virgilien et s'en laisse imposer par les mots. Il prend les noms de choses pour la valeur qu'ils ont dans le latin de tout le monde, les noms de personnes tantôt pour des pseudonymes (Tityrus, Meliboeus, Menalcas, etc.), tantôt pour des noms authentiques (Pollio, Varus, Gallus, etc.), sans soupçonner qu'il n'a jamais devant les yeux que des mirages. Plus il les suit et plus il s'éloigne des réalités.

Lui aussi s'est fourvoyé, et c'est encore sur des semblants d'allusions.

Il est dans l'erreur quand il pose son principe d'identification des personnages, à savoir qu'à chaque pseudonyme correspond un nom réel et un seul. On verra par la suite qu'un même personnage, p. ex. Mécène peut paraître en des endroits différents sous des pseudonymes différents, soit : Menalcas (2ème et 3ème), Iolas (2ème) ,Tyrsis (7ème), Meris (9ème), Gallus (10ème) ; et d'autre part, un même pseudonyme peut être attribué à deux personnages différents, p.ex. Menalcas est Mécène dans les 2ème et 3ème,mais est Virgile dans les 5ème,9ème et 10ème. Et nous ne devons pas oublier que créer la confusion fait partie du jeu virgilien.

Quant aux calculs qu'Herrmann emploie pour déterminer l'identité des personnages, en voici un spécimen (je prends évidemment un exemple aussi court et aussi typique que possible).

Il écrit, page 153 § 4 :

"Le berger ANTIGENES, qui avait vainement demandé à Mopsus (Marsus) des cadeaux à un moment où il était pourtant encore digne d'être aimé, me semble devoir incarner un poète susceptible d'avoir chanté Daphnis (Catulle). En effet, Mopsus le compare à Menalcas qui vient de le chanter génialement. Je crois que nous pouvons reconnaître en ANTIGENES le bel Hermogènes (Tigellius) d'Horace, précisément attaqué par ce dernier parce qu'il affichait une préférence exclusive pour Calvus et Catulle. L’équivalence a du reste pu jouer ici comme dans le cas de Bavius, et suggérer l'emploi du pseudonyme théocritien pour désigner Hermogènes plutôt que pour désigner Cornificius et Moevius. Je suis d'autant plus porté à rejeter ces deux identifications proposées par les scholiastes, que le signalement d'Hermogènes dans Horace concorde avec celui d'Antigènes dans Virgile : Beauté et Sottise".

Herrmann n'est pas très sûr de ce qu'il avance. Il croit... Il lui semble... qu'Antigenes est susceptible d'incarner le bel Hermogènes… Il nous laisse ainsi libres de chercher mieux ailleurs. Avec un peu d'étymologie nous verrons sans trop de peine que le mot grec "antigènes" = άντιγένης, qui signifie "né contre" ou "en sens contraire" a exactement la même signification que le mot latin "agrippa", qui servait à Rome à désigner les enfants venus au monde par les pieds, c.-à-d. en sens contraire : d'où nous tirerons :

Antigenes = Agrippa

Sans aucune irrévérence, je puis dire encore, entre autres choses, qu'Herrmann a pris, avec Thestilis, un bataillon de mercenaires pour une bergère, avec Galathée, une corbeille à vivres pour une autre bergère, qu'il n'a vu dans Bavium que Bavius, dans Gallus que Gallus…

Les mots latins alignés par Virgile le fascinent. Il les voit et ne les entend pas. C'est ce qui lui fait perdre la partie, car les Bucoliques doivent être lues, non pas avec les yeux, mais avec les oreilles.

Il reste à son actif d'avoir deviné que Iolas, dans la 2ème, est Mécène et Lycidas, dans la 9ème, Horace, mais il n'a pas vu pourquoi Virgile leur a choisi ces pseudonymes. Il a dit aussi que Menalcas est Virgile ; on l'avait dit avant lui. On a vu précédemment comment ce pseudonyme doit être distribué.

À part cela, toutes les identifications d'Herrmann sont fausses.

 

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Carcopino s'est occupé de la 4ème églogue et de son "puer" en particulier ; Herrmann de tous les anonymes et des Bucoliques dans leur ensemble. Leur thèse les range parmi ceux qui répondent "Oui" à la question : les Bucoliques ont-elles une signification cachée ?

D'autres ont répondu "Non".

Entre les deux Goelzer, tente la conciliation.

Virgile, dit-il dans son introduction aux "Bucoliques" (Paris, éd. "Les Belles Lettres") n'a pas eu l'intention de proposer à ses lecteurs une suite de vers présentant un sens caché, (n'est-ce pas là dire "non"), mais chez lui les allusions sont perpétuelles, (n'est-ce pas là dire "oui"), et plus loin, à propos des érudits qui ont relevé tous les emprunts directs faits à Théocrite, il ajoute : "si l'on a soin de suivre la vraie méthode, si l'on entreprend d'abord de lire attentivement ses vers et d'en pénétrer le vrai sens… (n'est-ce pas là dire "oui" ?).

Les allusions ne sont-elles pas une façon de s'exprimer avec détours, ne sont-elles pas un jeu de cache-cache, et, suivre la vraie méthode pour en pénétrer le vrai sens, n'est-ce pas agir sous l’impression que ces vers renferment un sens caché ? le vrai ? celui qu'il s'agit de pénétrer, l'apparent n'étant que le faux ? Allusions, écrit-il encore, qui n'avaient rien d'obscur pour les contemporains ! (L’anecdote d'Asconlus prouverait plutôt le contraire). Et si sa vraie méthode lui a permis de pénétrer le vrai sens, pourquoi ne le donne-t-il pas ? Quoi qu'il en dise, pour lui, comme pour tous ceux qui s'arrêtent aux apparences, les Bucoliques sont un mystère[xiii]

Sur les manières de voir de Goelzer, d'Herrmann, de Carcopino je résume :

Goelzer dit "Allusions" : allusions claires pour les contemporains, mais devenues, avec le temps, obscures pour nous.

Ce n'est pas une solution.

Herrmann, pour percer ces allusions, dit "mascarade", et en effet, c'est bien une mascarade qu'il monte de toutes pièces et qu'il nous présente en disant :"Je crois que voilà les Bucoliques". Ce n'est pas davantage une solution.

Carcopino dit "mystère", mais il agit tout comme pour une allusion et se limitant à la 4ème églogue, il en cherche la clé, je veux dire "l'enfant" qu'il croît contenu dans le mot "puer", avec tant de scrupules, que, si le problème était possible, la solution qu'il propose serait peut-être la bonne. Mais un enfant tel que le décrit Virgile est impossible. Là, encore pas de solution.

 

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Toutes les tentatives faites pour trouver une signification vivante aux Bucoliques ont été dominées par cette pensée que, Virgile s'exprime en allusions. Or cette pensée ne peut conduire à rien.

L'allusion, ai-je déjà dit d'après la rhétorique à Herennius, n'est significative d'une certaine chose que si elle est énoncée dans des termes qui évoquent cette chose assez clairement pour qu'on puisse la deviner intégralement. Or on est loin de pouvoir citer dans les Bucoliques des phrases évoquant assez clairement une réalité pour qu'on puisse la deviner intégralement.

En admettant que les Bucoliques soient une suite d'allusions, Virgile ne les aurait pas énoncées en termes suffisamment clairs pour qu'on puisse les deviner. Toutes les tentatives que l'on fera sont donc vouées à échouer. Les chances de deviner juste sont infinitésimales.

Certes Virgile ne fait pas fi de l'allusion. Quand le texte aura subi la métamorphose qui doit donner aux mots et aux phrases leur véritable signification, on y pourra trouver accidentellement des allusions, mais celle-ci seront alors énoncées, comme l'exige la bonne rhétorique en termes suffisamment évocateurs pour qu'on puisse deviner intégralement leur objet.

 

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Pour le moment l'hermétisme demeure. Les Bucoliques restent les pièces déconcertantes qui valurent à la curiosité d'Asconius cette réponse sibylline :

"grammaticis crucem".

Dans le fait cela veut dire que les Bucoliques sont affaire de grammaire et de patience.

Or les seules choses qui soient affaire de grammaire (et elles le sont par excellence) sont les langages, chacun avec ses "grammes" (γράμμα, lettre, chiffre, signe quelconque) et sa grammaire (γραμματική τέχνη) ou code des lois qui régissent l'emploi des grammes. Le grammairien (γραμματικός) est l'homme versé dans l'interprétation des langages.

S'il se trouve devant un langage classé, l'interpréter sera chose de son métier et travail courant pour lui. Mais s'il se trouve devant un langage non classé, inconnu de lui, comme par exemple un langage secret, l'interpréter sera pour lui chose ardue, il devra s'y dépenser en patience et se mettre, pour ainsi dire à la torture.

On peut donc raisonnablement supposer que les Bucoliques, après ce qu'en a dit Virgile, sont écrites en langage secret. N’est-ce point d'ailleurs, par l'impression qu'elles ont toujours produite, et maintenant que l'hypothèse des allusions est éliminée, la seule opinion à laquelle on puisse se ranger ?

De plus, étant donné que ce langage tend à nous faire prendre pour choses pastorales des choses qui ne le sont pas, autrement dit, qu'il nous trompe, il est à la fois secret et fallacieux. C'est, à proprement parler, un langage mystique.

Ici j'ouvre une parenthèse pour préciser le sens dans lequel je prends le mot "mystique", aujourd'hui tombé en confusion et dont on ne saisit l'exacte définition qu'en remontant à son origine.

Il y avait chez les Anciens des sectes occultes où tout se passait dans le secret, c.-à-d. à part du reste du monde (secretum, de secerno, mettre à part, séparer). On y entrait pour y trouver ce que la vie ordinaire n'offre pas : un idéal.

Chaque secte avait ses secrets ? C'était d'abord son dogme, ou définition de son idéal particulier ; puis, pour atteindre cet idéal, des pratiques particulières ; et enfin, pour rester dans le secret et se garder contre les oreilles indiscrètes des curieux, un langage particulier. Celui-ci était conventionnel et fait d'expressions choisies de telle sorte qu'il faisait entendre aux profanes, c.-à-d. aux personnes étrangères à la secte, toute autre chose que ce que les initiés entendaient. Quand ceux-ci, en présence de profanes, avaient à s'entretenir de choses intéressant la secte, ils se servaient de ce langage dont chaque mot était un faux-semblant, un piège, si bien que les profanes, toujours déroutés, égarés sur de fausses pistes en étaient pour leurs frais de curiosité. D'autre part, pour les initiés qui trahissaient les secrets de la secte, il n'y avait qu'une sanction : la peine capitale. Il était donc difficile que rien transpirât au dehors.

L'ensemble de ces secrets constituaient les "mystères" de la secte. Tout ce qui en faisait partie était dit "mystique" : dogme "mystique", pratiques "mystiques", langage "mystique". Ce dernier, comme on vient de le voir, était à deux fins.

Quand je dis maintenant que les Bucoliques sont écrites en langage mystique, je crois être suffisamment entendu du lecteur pour que celui-ci soit à même d'entrevoir qu'elles ont deux significations : l'une exotérique, artificieuse, fallacieuse, mystificatrice, est pour les profanes ; l'autre, ésotérique, véridique est secrète et si elle fut donnée à des initiés, ces derniers, voués à la discipline, en ont emporté le secret dans le tombeau.

Si nous voulons arriver à comprendre les Bucoliques, nous n'avons plus qu'à nous armer de patience, nous faire grammairiens dans la mesure de nos moyens… et chercher.

 

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2ème Donnée : "Équivoque "

Virgile laisse entendre que les Bucoliques sont une épreuve de grammaire. Le témoignage est irrécusable. Horace d'autre part dit (sat. Xème du Liv. Ier) :

"Arguta meretrice potes Davoque Chremeta

"Eludente senem comis garrire libellos

"Unus vivorum Fundani ; Pollio regum

"Facta canit pede ter percusso ; forte epos acer

"Ut nemo Varius ducit ; molle atque facetum

"Virgilio annuerunt gaudentes rure Camoenae.

"Hoc erat, experto frustra Varrone Atacino

"Atque quibusdam aliis, melius quod scribere possem.

"Inventore minor neque ego detrahere ausim

"Haerentem capiti multa cum laude coronam.

Après avoir cité Fundanius qui excelle dans la comédie, Pollio qui excelle dans l'histoire, Varius dans l'épopée, Horace ne se montre impressionné, pour ce qui est de Virgile, que par les Bucoliques. Des Géorgiques et de l'Énéide il ne dit mot. Qu'y a-t-il donc dans ce molle et dans ce facetum qu'il trouve aux pastorales virgiliennes qui puisse mettre les Muses en gaîté et élever les Bucoliques au même rang que des œuvres capitales comme celles de Fundanius, de Pollio, de Varius ?

Traduisons :

"Avec une entremetteuse bavarde, un Davus, un Chrémès bernant un vieillard tu peux, Fundanius ! seul de tous les vivants, bâtir des livrets de comédie ; Pollio, lui, des rois chante les exploits en trimètres bien scandés ; la forte épopée, puissant comme pas un, Varius la conduit ; mais la souplesse de l'esprit et la facétie c'est à Virgile que les Muses la livrèrent d'un signe malicieux, en riant de la rusticité à laquelle il les destinait. Ce genre, dans lequel Varron d'Atace et quelques autres s'essayèrent en vain, était celui qui me convenait le mieux. Certes je suis plus jeune que son inventeur (Lucilius) et je n'oserais arracher à son front la couronne que tant de louangeurs y ont solidement fixée."

Horace n'a pas dit textuellement que les Églogues sont des satires, mais en écrivant d'elles "Ce genre, dans lequel Varron d'Atace et quelques autres s'essayèrent en vain, était celui qui me convenait le mieux..." c'est comme s'il l'avait dit. Il est assez clair et sa phrase a une signification qui ne laisse place à aucun doute et qui correspond à une réalité bien déterminées : "satires".

Quintilien qui n'est pas, comme Horace, dans les secrets de Virgile, et qui n'est pas sans savoir que la raillerie caustique (facetum) et la pastorale ne vont pas ensemble, croit qu'il y a de la part d'Horace méprise dans l'emploi du mot "facetum". Il veut la corriger. Il cherche pour "Facetum" un sens d'accommodement et lui en fait un, de lui-même, en marge du dictionnaire mais en conformité de l'impression pastorale que les Églogues ont faite sur lui. Il ne soupçonne pas qu’elles sont des satires camouflées ni qu'il est le jouet d'une illusion et il écrit sur ce passage :

"Facetum quoque non tantum circa ridicula opinor consistere neque enim diceret Horatius facetum carminis genus naturale concessum esse Virgilio. Decoris hanc magis et excultae eujusdam elegantiae appellationem puto."

"Le facetum ne consiste pas tant, à mon avis, dans des plaisanteries tendant à ridiculiser et ce n'est pas dans ce sens qu'Horace a dit que le facetum était un don naturel chez Virgile. J'estime que ce mot s'applique plutôt à la recherche de ce qui peut orner le style et lui donner de l'élégance."

Cependant les mots employés par Horace sont fort pertinents : "annuere" c'est faire un signe de tête pour approuver sans dire mot, équivalent du clignement d'œil par lequel on autorise et encourage une espièglerie.

"molle" c'est la souplesse de l'esprit, l'habileté à s'adapter aux circonstances, l'ingéniosité, l'aisance avec laquelle Virgile, trouve, pour décocher des railleries, une hybridation originale du grec et du latin et en fait un langage nouveau, secret, mystique, déroutant.

Quant au mot "facetum", Horace l'emploi deux fois. Une fois (sat. IV du Liv. 1er) pour Lucilius qui fut caustique par-dessus tout et c'est bien là ce que le mot exprime ; une fois pour Virgile (sat. X du Liv. Ier) et on ne saurait dire qu'en allant de Lucilius à Virgile le mot ait changé de signification. Pour l'un comme pour l'autre, "facetum" signifie, sans conteste, "plaisanterie caustique tendant à ridiculiser" et Quintilien fait erreur quand, pour Virgile, il prétend le contraire.

Entre Horace et Quintilien qui hésitera ? Le premier parle en connaissance de cause ; il voit directement le fond de la chose, en initié et sur l'heure, alors que l'encre n'en est pas encore sèche. Le second voit en profane, cent ans après et seulement une apparence fallacieuse, l’enveloppe du grain.

Enfin, si l'hypothèse, d'après laquelle les Bucoliques seraient écrites en langage mystique, est bonne, il faut que, selon la règle de ces langages, si elles sont des satires pour certains initiés, elles aient l'air, pour les profanes, d'être autre chose que des satires, et c'est sous des airs de pastorales qu'elles se cachent d'être satires.

Mais par quel truchement les Églogues peuvent-elles, de l'état de pastorales, passer dans l'esprit d'Horace à l'état de satires ?

C'est ici qu'intervient 1'équivoque, mais avant les détails voyons d'abord le principe du jeu virgilien et, pour cela, revenons à la quatrième Églogue.

Elle dresse son impressionnante noblesse au-dessus des neuf autres. Rien en elle n'est vulgaire, rien n'y paraît caustique mais, à la considérer froidement, tout y est chimérique et de réalisation impossible, du "Puer", rejeton de Jupiter, jusqu'aux agneaux à toison écarlate, aux chênes suant du miel, etc. Or nous ne concevons pas qu'un homme de bon sens puisse annoncer la réalisation de choses impossibles. D'autre part, une phrase n'énonce une possibilité que si la relation que le verbe indique entre le sujet et l'objet est possible. Que cette relation soit impossible, alors la phrase, si elle émane d'un écrivain sensé, ne peut avoir que deux raisons d'être : ou bien l'auteur a pris par inadvertance, pour sujet et objet de sa phrase, des substantifs qui ne peuvent pas avoir entr'eux, si on les prend dans l'acception courante, la relation indiquée par le verbe, ou bien il les a choisis à bon escient en leur donnant une signification arbitraire, venant de lui-même et aussi différente qu'il lui aura plu de celle qui leur est attribuée dans le langage courant.

Le dilemme est net.

Dans le premier cas, la phrase est une absurdité irrémédiable. Dans le second il y a substitution d'acception et la phrase ne prendra pour nous la signification voulue par l'auteur que si nous prenons les substantifs, sujet et objet, dans la même acception que lui. Il faut donc que nous ayons connaissance de cette acception particulière. C'est affaire de convention entre l'auteur et nous, et si cette convention n'a pas été conclue il nous appartiendra d'y suppléer, faute de quoi le vrai sens de la phrase nous restera caché ; nous n'y trouverons qu'un sens fallacieux et, si l'auteur est assez heureux dans le choix des mots, sa phrase, tout en paraissant bizarre, aura aux yeux du profane assez de tenue pour que ce dernier l'accepte comme un trait de fantaisie, surtout si elle lui est présentée sous le couvert de la poésie, car un poète a le droit d'être bizarre. Le curieux pourra ainsi se rassasier d'impressions fallacieuses sans se douter qu'il est loué, ou du moins, sans soupçonner jusqu'à quel point il l'est.

Dans cette 4ème Églogue Virgile fait graviter autour d'un enfant irréalisable un monde où (du vers 30 au vers 40) l’impossible se tempère de possible, comme pour se rendre véridique ; c'est un rêve qui se donne des airs de réalités prêtes à sortir d'un enchantement magique...

On a dit que la mère de Virgile se nommait "Maïa", "La Magie". Est-ce la consignation d'un fait authentique et Virgile est-il vraiment né d'une femme portant, coïncidence étrange, le nom de "La Magie", ou bien ses familiers l'ont-ils appelé "l'Enfant de la magie", "Le magicien" pour l'ingéniosité qu'il mettait en toute chose ? Je ne sais, mais j'ose dire que le "Livre des Bucoliques" est un remarquable tour de magicien. Il donne le change à tous ceux qui le lisent et leur fait prendre, le plus naturellement du monde, les personnages les plus marquants de Rome pour des bergers, et de caustiques satires pour d'innocentes pastorales. Et voici comment :

On peut donner le change à propos d'un objet en présentant à sa place un deuxième objet ayant même apparence sans avoir même essence, de telle sorte que, devant le second, on croit avoir affaire au premier. Et on est joué, autant dire mystifié.

Partant de là, Virgile nous présente sous le titre de "Bucoliques" (on verra plus-loin comment il faut prendre ce titre) des pièces de vers latins. Les mots sont latins, faits de signes alphabétiques latins, ils ont une signification latine classée et nous n'avons, semble-t-il, aucune raison de nous méfier d'eux. Certains sont précieux ; assez insolites dans le genre pastoral ils nous font tiquer. Par leur fantaisie ils donnent du piquant au récit et, comme on ne peut refuser la fantaisie à un poète, on accepte tous les mots comme ils sont. C'est ce que Virgile escompte et c'est là qu'il nous attend pour nous jouer, car tous ses mots sont autant de sujets pour nous faire prendre le change.

Il faut, ici, noter que dans les opérations de transmission (émission ou réception) de la pensée, la parole est intervenue d'abord, l'écriture n'est venue qu'ensuite pour solidifier et fixer la parole et aucun signe graphique n'est représentation d'une idée que parce qu'il est représentation d'un son (parole). Aussi doit-on, quand il s'agit d'extérioriser une idée ou d'en saisir l'expression par l'écriture, c.-à-d. d'en composer ou d'en interpréter le signe graphique, ne pas oublier que ce signe graphique (ou gramme) n'est que le représentant d'un signe sonore (ou phonème) et, en outre, toujours penser à ce que ce signe sonore peut dire ou sembler dire.

Ainsi, pour exprimer nos idées nous avons le signe sonore, mot parlé ou phonème, et le signe graphique, mot écrit ou gramme.

Or c'est une chose bien connue que, dans toutes les langues, il y a des phonèmes semblables ou, pour le moins similaires, servant à désigner des choses différentes (les grammes étant, eux aussi, semblables) comme : son (déchet de mouture), son (phénomène acoustique), son (adj. poss.), et des phonèmes semblables ou, pour le moins similaires, servant à désigner des choses différentes (les grammes étant différents) comme : voix, voie, vois. Les premiers sont des homonymes-homographes, les seconds des homonymes-homophones. Dans les deux cas, pour la personne qui entend, il y a équivoque et sujet de confusion ; pour la personne qui parle il y a possibilité de faire prendre, par équivoque, une idée pour une autre, c.-à-d. de donner et faire prendre le change.

C'est le jeu de mots.

Ce qui se passe entre mots appartenant à une même langue peut aussi se passer entre mots appartenant à deux langues différentes. Les possibilités de confusion et par conséquent les moyens de donner le change s'en trouvent accrus. Par ex. entre le latin et le grec : similem = ςυμμελήν, inertem = ένερθεν, tantum = θάνατον, etc. L'équivoque est alors bilingue : ici elle est gréco-latine. C'est jeu de grammaires.

Ces exemples supposent des prononciations anciennes quelque peu différentes des prononciations modernes. Les premières se sont, avec le temps, modifiées et fixées dans les formes qu'elles ont aujourd'hui et dans des approximations qu'on ne peut discuter faute de données certaines. On ne peut dire ce qu'il en était dans la Rome d'Auguste, pandémonium de peuples, de mœurs, de langues où les élites seules pouvaient avoir souci des règles. Par ailleurs, le fait que ces homophonies, auxquelles Virgile a recours, n'interviennent que pour la réalisation d'un artifice plaide en faveur d'un large admittatur et on ne saurait tatillonner puisque à tout prendre le jeu est jouable (V. P. 63).

Enfin il ne faut jamais perdre de vue que, dans les Bucoliques, on ne peut atteindre la pensée secrète de Virgile qu'en passant au travers d'un déguisement fort subtil.

 

Avant d'aller plus loin faisons le point :

 

A/ au départ de mon argumentation j’ai dit, en m'en référant à la réponse de Virgile à Asconius :

1° le "Livre des Bucoliques" est un problème de grammaire.

2° la solution ne peut se trouver que dans les mots, c.-à-d. dans le texte même.

3° l'allusion doit être laissée de côté parce qu'elle transporte la solution en dehors du texte et qu'elle ne peut être que cause d'erreur.

B/ en cours d'argumentation j'en suis venu à dire :

1° le langage des Bucoliques est un langage mystique, c.-à-d. secret et fallacieux.

2° Horace, étant dans le secret, y voyait de la causticité, ce qui les classe parmi les satires.

3° l'artifice qui fait la duplicité de ce langage et permet à Virgile d'être satirique sans en avoir l'air, est l'équivoque.

Cette dernière assertion est d'importance essentielle et comme personne ne peut la confirmer avec plus d'autorité que Virgile, suivons-le dans la cinquième églogue, jusqu'au milieu de cette églogue, qui est elle-même le milieu du "Livre des Bucoliques", et nous verrons là, au cœur même de l'œuvre, comme on voit au cœur d'une machine son ressort, l'esprit qui l'anime.

Cette églogue se présente comme un divertissement poétique entre Mopsus et Menalcas, on y distingue :

un prélude

une tirade de Mopsus

un interlude

une tirade de Menalcas

une sortie

 

Au vers 48, dans l'interlude, quand Mopsus a fini sa tirade, Menalcas lui dit :

"Nec calamis solum sed aequiparas voce magistrum"

"Pour la composition comme pour la diction tu égales un maître".

Compliment banal.

Pour le commentateur installé dans l'hypothèse des allusions impénétrables ce vers n'a rien de particulièrement suggestif. Mais pour celui qui admet que le "Livre des Bucoliques" est à double sens, que le principe du double sens dans les phrases comme dans les mots est l'équivoque, ce vers est un trait de lumière car il accorde le fait avec l'hypothèse.

Sous le premier sens, fallacieux, la phrase en a un second, secret. Regardons le vers de près et rétablissons l'ordre des mots où par nécessité de métrique (aēqŭivōcĕ, en effet, ne peut entrer dans un alexandrin) autant que par intention mystique, Virgile a séparé, par tmèse, "aequi" de "voce", nous avons :

"Nec calamis solum sed aequivoce paras magistrum"

Menalcas dit à Mopsus :

"Pour les calames et pour l'équivoque tu prépares un maître".

Virgile joue sur les mots, car si les calames servaient à faire des roseaux à écrire ils servaient aussi à faire des hampes de flèches et c'est dans le sens de "flèches", au figuré, désignation mystique des traits caustiques de la satire, qu'il faut l'entendre ici. Dans le fait Menalcas dit à Mopsus :

"Pour les traits caustiques et pour la phrase équivoque tu prépares un maître". C.-à-d. tu me rends capable d’en faire autant que toi-même.

Que signifie ceci ?

Mopsus est seul à seul avec Menalcas. Qui donc peut-il préparer pour en faire un maître du trait caustique et de l'équivoque si ce n'est Menalcas ?

Or Mopsus est Horace et Menalcas est Virgile (v. argument de la 5ème églogue - scène 5ème du drame, page 147 de l'exégèse et page 298 de le traduction jouable). Horace, le maître de la satire à mots couverts et à phrases équivoques (v. sat. I, II, III, du Liv. II) vient de déclamer à Virgile, à titre d'exemple et de leçon, une diatribe contre Auguste. Virgile, pour montrer qu'il a bien profité de la leçon, va déclamer à son tour une autre diatribe contre Auguste. Horace a fait de Virgile un "maître" de la satire. Horace a piqué, non sans quelque jactance, le républicanisme de Virgile et l'a amené à railler avec lui l'insatiable brigueur de consulats qui a trop laissé voir qu'il vise la tyrannie[xiv].

"Calamis et AEquivoce" "par les flèches et par l'équivoque". C'est, écrite en toutes lettres par Virgile, la devise de l'action qu'Horace lui a mise en tête ?

Certes, nous voici dans la subtilité jusques à y perdre pied. Mais pour entrer dans le mystère des Bucoliques il n'y a point d'autre moyen que de passer par la subtilité, ce gué mystique qui conduit des obscurités exotériques aux clartés ésotériques.

"Grammaire", "Équivoque" : nous avons maintenant les deux données à partir desquelles on peut mettre en discussion le problème des Bucoliques.


Note - aequivox n'existe pas dans les lexiques latins d'aujourd'hui, mais aequivocus et aequivoce adv. se trouvent dans des auteurs du Vème siècle, Boethius et Capella, et rien ne permet de refuser ces mots à Virgile. L'adjectif ameris, is, e, n'est pas non plus dans le lexique bien qu'il ait été mis dans la circulation de la langue latine par Cicéron (Plutarque), de même cenum, vide, qui ne s'est conservé que dans le composé "cenotaphium" etc. Au reste, voce séparé d'aequi et traduit par "voix" s'expliquerait mal dans ce passage. Horace pouvait donner des leçons magistrales de traits caustiques et d'équivoques, mais personne ne soutiendra qu'il ait jamais voulu apprendre à Virgile l'art de faire des vers et encore moins de les chanter.


Sur ces données on peut poser : le texte des Bucoliques comporte deux significations : 1° - signification pastorale que nous connaissons ; elle est fallacieuse.

2° - signification satirique, vraie mais cachée que nous avons à mettre en évidence.

Pour cela nous savons que le texte est équivoque, c.-à-d. que les idées y sont exprimées en mots (phonèmes) équivoques dans lesquels nous aurons à reconnaître deux homophones, le fallacieux et le véridique, pour, ensuite substituer le second au premier.

La découverte de ce deuxième homophone résultera d'un travail de grammaire assez laborieux. Il ne s'agira pas d'intuition primesautière comme dans le jeu de mots ordinaire qui porte sur deux homophones pris dans la même grammaire, mais d'une opération plus compliquée portant sur deux homophones provenant de deux grammaires différentes[xv], prises dans leurs éléments essentiels (grammes et phonèmes) avec décomposition et recomposition de mots. Ce travail devant porter sur un texte de plus de huit cents vers, l'expression de Virgile "grammaticis crucem" prend ici tout son sens.

La compréhension de ce travail se fait en trois étapes qui vont du simple au compliqué et constituent une véritable initiation.

Le 1er degré, exemple de jeu de mots concrets (équivoque unilingue) et le 2ème degré, exemple de jeu mots abstraits (équivoque unilingue) sont préparatoires.

Le 3ème degré, exemple de jeu de grammaire (équivoque bilingue) est définitif.

 

Premier Degré

 

Dans ce premier degré nous sommes initiés à la manière la plus simple de Virgile, celle qui consiste à composer avec des homophones fournis exclusivement par le latin des phrases ambiguës exprimant des idées se rattachant à l'ordre des choses concrètes, par conséquent assez facilement accessibles.

L'exemple est intercalé dans la 3ème églogue (v. 104 à 107). Il saute aux yeux. Même pour ceux qui ne voient par ailleurs dans les Bucoliques rien de caché, il y a ici manifestement quelque chose à deviner.

Soit :

 

Damoetas

"Dic quibus in terris et eris mihi magnus Apollo

"Tres pateat coeli spatium non amplius ulnas.

 

Maenalcas

"Dic quibus in terris inscripti nomina regum

"Nascantur flores et Phyllida solus habeto.

 

On peut bien dire que ces deux distiques ne manquent pas de relief : devinettes subtiles, sortant de la bouche de deux bergers et intercalées entre un tournoi de subtilités fort curieuses et un arbitrage non moins curieux, ils sont on ne peut mieux faits pour piquer la curiosité. Mais, chose étonnante, les critiques qui ne laissent jamais un iota sans le retourner, passent là-devant comme devant une puérilité. Rares sont, en effet, les éditions qui daignent les expliquer et encore comment !

On a dit : Damoetas fait allusion au tombeau d'un certain Coelius, du fond duquel on n’apercevait qu'un petit morceau (tout juste une coudée) de ciel ! Et Maenalcas fait allusion aux pays où pousse l'hyacinthe, plante dont les fleurs présentent des dessins en forme d'A ou d'H, initiales d'Ajax et d'Hyacinthe, rois d'histoire ancienne !

Je ne sais si des problèmes de ce genre trottaient dans les cervelles des bergers du temps de Virgile, mais dans la cervelle de ce dernier il trottait certainement autre chose.

 

Remarquez que les substantifs de ces quatre vers, à côté d'une acception très courante, en ont une autre plus particulière et prenez cette dernière. Vous verrez alors la phrase prendre un sens nouveau :

Terra      - a communément le sens de sol ; c'est la terre en général. Dans une acception plus particulière, terrae au pluriel, désigne les différentes espèces de terre, matières dont la composition, les propriétés, l'emploi peuvent être très divers : l'argile, le sable, le calcaire... etc. sont des terres.

Coelum     - l'acception la plus commune est ciel. Une autre plus technique et moins courante est burin, ciseau, ébauchoir de potier.

Spatium   - l'acception la plus commune est espace, étendue. Une autre moins commune est trajectoire, distance, course, chemin parcouru.

Regum      - l'acception la plus commune de rex est roi, monarque. Dans une acception plus particulière "reges" désignait les anciens rois de Rome. Ils étaient élus par le peuple, à peu près dans les mêmes conditions que les consuls qui vinrent après eux. Compte tenu de leur succession dans le temps, rois et consuls sont la même chose.

Flores      - l'acception commune est "fleurs des plantes". Flos sert aussi à désigner la fraîcheur, la nouveauté, la-virginité, l'état de neuf, la fleur de certaines choses. Ici c'est le velouté mat que présentent les poteries neuves.

Si nous traduisons en laissant de côté les parenthèses "et eris mihi magnus Apollo" et    "Phyllida solus habeto" dont nous n'avons pas besoin pour l'instant et que nous retrouverons plus loin, nous avons :

 

Damoetas    - Dis-moi dans quelle terre la course de l'ébauchoir ne va pas au-delà de trois coudées ?

Réponse - C'est l'argile dans laquelle le potier façonne une amphore.

 

En effet, pour fabriquer une amphore, vase de trois coudées de haut environ, le potier met une masse d'argile sur son tour et la fait tourner. En même temps son ébauchoir commence sa course dans l'argile et, au fur et à mesure que le travail progresse, il s'élève du pied vers le goulot du vase. Quand l'amphore est terminée, comme elle a environ trois coudées de haut (1 mètre 35 à 1 mètre 50), l'ébauchoir a parcouru trois coudées en hauteur.

 

Maenalces    - Dis-moi dans quelle terre on fait naître les fleurs où sont inscrits les noms des consuls ?

Réponse - C'est l'argile dont on fait les tablettes de vote.

 

Les Grecs se servaient pour voter d'écailles d'huîtres sur lesquelles ils inscrivaient avec une pointe le nom du candidat de leur choix. Les Romains avaient remplacé les écailles d'huîtres par de petites tablettes d'argile. Comme les noms gravés sur de vieilles tablettes surchargées d'inscriptions auraient pu prêter à confusion, on employait des tablettes neuves, ayant leur fleur.

Isolées, ces deux devinettes paraissent ne rimer à rien. Mises à leur place à la fin de la 3ème églogue, dont elles sont inséparables, et qui est, du point de vue ésotérique, une discussion entre Auguste-Damoetas et Mécène-Menalcas sur les moyens que l'on peut employer pour avoir chance de succès aux élections consulaires, elles prennent la piquante saveur des rocamboles.

L'amphore à laquelle Auguste fait allusion et qu'il voudrait posséder, est Horace, petit bonhomme pas plus haut qu'une amphore et qu'Auguste appelait en plaisantant "sextariolus" demi-setier. Horace faisait alors campagne électorale pour Mécène, non sans succès, et Auguste, collègue en brigue de Mécène, en était quelque peu jaloux et dépité car il perdait en popularité ce qu'Horace faisait gagner à Mécène. Mécène réplique en disant son fait à Auguste qui, faisait fabriquer des tablettes sur lesquelles était inscrit d'avance son nom, s'octroyait ainsi une confortable majorité. Il volait des suffrages.

 



[i] Per conseouentiam significatio fit quum res, quae sequuntur aliquam rem, dicuntur ex quibus tota res in suspicione relinquitur, ut si salsamentarii filio dicas : "Quiesce tu, cujus pater cubito se emungere solebat." - Rhétorique à Herennius, IV -

[ii] v.p. 34 sq.

[iii] Asconius Pedianus et Cornificïus dixerunt se audivisse Virgilium dicentem in hoc loco se grammaticis crucem fixisse. - d'après Philargyre et Servius

[iv] Grammaire qu’on pourrait appeler "statique".

[v] On pourrait l’appeler grammaire dynamique.

[vi] J’appelle "idécée" le magasin de la mémoire passive. V.p. 31

[vii] Le sourire est le premier signe par lequel l'enfant montre qu'il passe de la vie animale à la vie humaine, qu'il commence à posséder l'intelligence et devient ainsi digne d'intéresser les Dieux. Un crétin ne sourit pas.

[viii] Sur ce dernier point, qu’il y ait relation entre la mission que se donna le Christ et la 4ème églogue, j'incline à le croire, mais elle est l'inverse de ce que pensent Plessis et Reinach. Ils ont pris l'effet pour la cause. Si les prophéties n'ont pour l'annonce de l'avenir qu'une valeur discutable, il n'en reste pas moins qu'elles peuvent impressionner les âmes impulsives et les mettre dans un état de vie daimonique (δαιμονικός inspiré, divin) qui va jusqu'au sacrifice total de soi : Prométhée, Jésus, Jeanne d'Arc...

Une vingtaine d'années (v. date de composition des Bucoliques p.39) avant que rien de Jésus n'existât, Virgile ne pouvait avoir de lui aucune notion ni aucun pressentiment, mais il n'est pas impossible que, venant après Virgile, Jésus qui possédait une formation intellectuelle indéniable, dont l'âme était tourmentée de messianisme et toute frémissante à l'idée des vies fabuleuses échues aux surhommes mythologiques et de celle restant à échoir au surhomme annoncé par les prophètes hébreux, rêvant de devenir lui aussi un de ces Héros qui se confondent avec les Dieux et faisant de ce rêve l'aliment incessant de ses pensées, en somme excellemment prédisposé et se trouvant, un jour, entre 25 et 30 ans, avoir dans les mains un manuscrit venu en Palestine avec les occupants romains, y ait lu la 4ème églogue. Mis en redoublement de ferveur par ces prédictions en accord si parfait avec son rêve, il en reçoit un choc profond. Les impressionnants accents virgiliens se répercutent en se magnifiant dans les multiples résonateurs de son imagination et un soir d'été, après une journée d'exaltation, seul, pensif, sous un ciel solennel et tout illuminé d'où descendent dans ses prunelles ardentes des myriades de lumières scintillantes, signaux mystiques des volontés divines, il entend retentir en lui, plus impérieux que jamais :

"Adgredere o magnos aderit jam temnus honores

"Cara Deum soboles magnum Jovis incrementum !

C'est l'appel du Destin. Jésus l'attendait. Il frissonne. Son être tout entier entre en résonnance. La décision s'implante dans son cœur. Il sera ce crément de Dieu dont l'heure est venue. Au nom de son Père il instaurera un régime nouveau d'ordre et de paix sur l'univers :

"Pacatum que reget patriis virtutibus orbem".

Les prédictions confuses de la mystérieuse Bucolique sont devenues des Idées-Forces qui ont pénétré l'esprit de Jésus.

D'une églogue païenne va sortir le Monde Chrétien.

La prédication de Jésus, depuis les premiers sermons en Galilée jusques à l'entrée triomphante dans Jérusalem est une paraphrase du thème "pacatum". Quand il se dit "roi des Juifs" devant Ponce Pilate, il paraphrase le thème "reget". Quand il se dit "Fils de Dieu" c'est le thème "patriis virtutibus" et "cara Deum soboles". Rendons à Virgile ce qui est à Virgile : des équivoques, et à Jésus ce qui est à Jésus : La Paraphrase sublime et l'Acte Héroïque qui commence au tribunal de Pilate et s'achève sur le Golgotha. C'est alors que du sommet de la croix son front couronné d'épines touche pied de la divinité. La mythologie n'a rien d'aussi grand.

[ix] Carcopino. Virgile et le mystère de la 4ème églogue. Paris, 1930.

[x] Suétone, Auguste XVII

[xi] Léon Herrmann - Les Masques et les Visages dans les Bucoliques de Virgile. Paris, Ed. Les Belles Lettres 1930 Chap. I, Masques rustiques et visages mondains.

[xii] Herrmann veut payer d'audace mais il se perd, dès le début, dans ses propres suppositions.

[xiii] Il est regrettable que Goëlzer n'ait pas fait connaître plus explicitement en quoi consiste sa "vraie méthode" ni montré quel est le "vrai sens" qu'il parvient à trouver aux vers des Bucoliques en les "pénétrant" par cette "vraie méthode". Est-ce le sens qui ressort de sa traduction ? Mais celui-ci ne diffère en rien, donc n'est ni plus vrai ni plus faux, de celui qu'on obtient par la vieille méthode classique de traduction des auteurs latins, qu'il s'agisse de Virgile ou des autres. Est-ce alors un sens nouveau mais qu'il garderait pour lui ?

[xiv] V. 2ème partie, exégèse et 3me partie, traduction jouable de l'égl. V - scène V du drame.

[xv] Par grammaire il faut entendre ici la "res, (sive materies) grammatica" et la distinguer de l'"ars grammatica".



06/02/2019
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