Joseph Pigassou 1878 - 1961

Joseph Pigassou 1878 - 1961

Exégèse - l'équivoque des Bucoliques selon Joseph Pigassou

Exégèse

 

L'équivoque des Bucoliques

Dans la 1ère partie on a établi comment le Livre des Bucoliques relève de la grammaire, l'équivoque et de la satire. Dans l’arsenal de la littérature, la grammaire et la satire sont de vieilles connaissances mais l'équivoque n'y entre pas sans y faire figure d'intruse. Quel auteur a-t-il jamais songé à lui demander son concours ? Et pourtant c'est elle qui soutient tout l'édifice des Bucoliques.

Dans le discours l'équivoque est accidentelle et sans aucune portée ; elle fait sourire. Dans le Livre des Bucoliques, Virgile en fait un procédé systématique, soumis à une règle formelle et d'application générale. C'est à ce procédé que les églogues doivent leur double signification :  pastorale et satirique. L’équivoque d'ensemble qu'elles réalisent est la somme d'équivoques élémentaires résidant dans les mots. Chacune de ces équivoques est à deux voix, l'une oblique et fallacieuse, d’appartenance latine, l'autre droite et véridique d'appartenance grecque, la première masquant complètement la seconde.

Les équivoques de Virgile, tantôt simples, tantôt compliquées, parfois alambiquées, sont de tout venant et cela se comprend ? Ayant à ruser à chaque mot, ses ruses sont, par là même, multiples et diverses, et, comme il vise (il ne faut pas 1'oublier), à ne pas se laisser prendre en flagrant délit, et, qu’en pareille occurrence il serait vain pour lui de se piquer de purisme, il fait passer la ruse avant le purisme. De là ces bizarreries de style qui ont fait regarder l'auteur des bucoliques comme un jeune poète n'ayant pas encore la pleine possession de son métier.  Jugement simpliste, car si sa manière poétique est étrange, ce n'est pas de jeunesse, mais c'est parce que il l'accorde avec une manière linguistique à lui où, pour l'expression des idées, les valeurs phoniques l’emportent sur les représentations graphiques et où les voix des mots latins se disloquent en phonèmes qui abandonnent leurs grammes latins pour entrer dans le corps de grammes grecs  : mots nouveaux que Virgile pétrit dans la vieille argile grecque d'une paume large et d'un coup de pouce hardi comme seuls en ont les grands artistes. De " haec otia " il fait "εκκαυσία", de "sparsis etiam nunc" il fait "σπερξισ-αξια-νόμ'(ος)", de "huc sciret" il fait "όξυρήτ'(ον)", ou encore il pose "en ipse" pour "enixe", "migrate coloni" pour "nigratae colori", etc.

Le génie de Virgile est un torrent qui ne s'inquiète pas de rouler quelques cailloux dans son écume éblouissante. Qu'une certaine liberté d'allure, que des subtilités apparaissent ici et là dans sa tactique, on ne saurait les lui marchander, la fin était impérative, les moyens ne pouvaient se discuter et le Livre des Bucoliques fut un livret de comédie ne ressemblant à aucun autre parce que écrit dans des conditions où jamais aucun dramaturge ne s'est mis.

Une fois prise sa décision et devant la nécessité de donner le change aux délateurs Virgile ne pouvait imaginer mieux que ce qu'il imagina, et, le flot montant d'hellénisme qui gagnait alors toute la société romaine s'y prêtant, il se fit de la langue grecque une complice. On grécisait partout, en haut par affectation de précision ou de snobisme, en bas par mélange des races et des parlers de la vie courante, chacun selon son tempérament ou ses utilités. On se découvrait de l'esprit, une aptitude particulière à 1'atticisme.  On introduisait ainsi dans le discours latin des mots, des expressions grecques plus ou moins déformées par intention ou par ignorance ; la plaisance et la complaisance de la langue grecque avec son synthétisme, son dynamisme créateur de mots, la licence pour chacun de jouer avec les racines-idées, les suffixes, les préfixes, les désinences[i], avec toutes les formes et tous les jeux de mots qui en pouvaient naître émerveillaient et excitaient les Romains. Le "bucolisme" était dans l'air. Virgile ne pouvait pas ne pas l'y sentir, son ingéniosité ne pouvait pas ne pas en tirer parti à sa façon.

Quand plus tard Horace écrira (Art poètique, 52 sq.) :

"Et nova fictaque nuper habebunt verbe fidem, si

"Graeco fonte codent, parce detorta, Quid autem

"Caecilio Plautoque dabit Romanus, ademptum

"Virgilio, Varioque ?...         

Peut-on douter que ce soit en comprenant la langue de Virgile et plus particulièrement celle des Bucoliques dans ces effets d'influence grecque qui remontaient déjà à près de ceux siècles ?

 

Remarques philologiques et restitutions

 

Un mot, une phrase équivoques ont deux significations sous une même phonie ou sous deux phonies similaires, l'une artificieuse, l'autre véridique. Si les grammes sont semblables, artifice et réalité sont superposables ; si les grammes sont différents, l'enveloppe phonique qui leur est commune les rapproche néanmoins si bien qu'ils sont à peu près superposables et qu'ils peuvent se contrôler l'un par l'autre. Ceci étant, la signification ésotérique, qui comporte réalité, ayant naturellement le pas sur l'exotérique, qui ne comporte qu’artifice, donne possibilité, dans un cas comme celui des Bucoliques, de corriger les leçons défec­tueuses de l'exotérique par comparaison avec les phonèmes et les grammes qu'impose l’ésotérique. Ainsi, dans l'églogue X, vers 46, les critiques balancent entre "duri te" et "duri me", mais l'ésotérique impose "θύρηθε", on lira donc "duri te" ; au vers 19, on balance entre "bubulci" et "subulci", mais 1'ésotérique impose "βουβουλσοί", on adoptera donc "bubulci", etc.

En étendant cette méthode des mots aux phrases et des phrases aux églogues, on arrive, non seulement à déceler et corriger les leçons défectueuses mais encore à redonner aux églogues et aux vers l'ordre originel que les tribulations subies au cours du temps par les manuscrits ont parfois dérangé.

C'est ainsi qu'on pourra prendre :

a/ - pour la suite des églogues, l'ordre suivant : 1ère, 2ème, 3ème, 4ème, 5ème, 6ème, 8ème, 9ème, 10ème, 7ème.

b/ - pour la suite des vers, l'ordre suivant :

égl. 3ème - du 1 au 69 inclus pas de changement - après le 69 lire (74-75) (72-73) (70-71) (76-77) (78-79) - après le 79 pas de changement.

égl. 5ème - le vers         19 est dit         par Mopsus

53                    par Menalcas

54 et 55           par Mopsus

88, 89, 90        par Menalcas

égl. 9ème - les 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 66,67 sont dits par Lycidas

égl. 10ème – lire    (1 à 8) (18 à 41) (44 à 51) (55 à 63) (52 à 54) (42 à 43) (64 à 69) (pour le récit de ce qui se passe chez Mécène)

(9 à 17) (70 à 74) (pour l'exode)

(75,76,77) (pour la moralité)

c/ - pour les leçons   :

égl. 1ère,    23 - au lieu de        solebam                       volebam

28 -                         postquam                    tamquam

30 -                         postquam                    post, cum

3ème,  16 -                         quid                             qui

20 -                         coge                            quo se

5ème,  88 -                         quod mecum               quod ne quum

90 -                         Menalca, vocatif         Menalca, abl.

8ème,  28 -                         pocula                         oscula

d/ - pour les phrases paraissant avoir été mal recopiées :

ég. 5ème,    19 - au lieu de   Sed tu desine plura puer

                          lire              Sed tu desine flutare et

ég. 9ème,    66 - au lieu de   Sed tu desine plura puer

                          lire              Sed tu desine flutare et

ég. 7ème,    18 - au lieu de   Alternis igitur contendere versibus ambo

                                             Coepere (alternos Musae meminisse volebant)

                          lire              Alter alterius Musae meminisse volebat

                                             Caeperunt igitur contendere versibus ambo

ég. 9ème,      6 - au lieu de   quod nec vertat bene

                          lire              quo ad me vertat bene

e/ - On a déjà trouvé (page 25 des prolégomènes) l'explication des deux devinettes qui sont à la fin de la 3ème égl. 104 à 107

On trouvera, loco proprio, l’explication de deux autres passages assez subtils :

le premier, égl. 3ème, 109 à 110 :

.... et quisquis amores

aut metuet dulces aut experietur amaros.

le second, égl. 8ème, 47, 48, 49, 50 :

Saevus Amor docuit natorum sanguine matrem

Commaculare manus ; crudelis tu quoque mater

Crudelis mater magis an puer improbus ille ?

Improbus ille puer crudelis tu quoque mater.

f/ - On verra aussi ce qu'était et où était le sepulchrum Bianoris (égl. IX, 60)

et quel était le "Gallus" dont il s'agit églogue X.

 

Sur le mot " églogue " :

On a vu (page 37) comment le mot " bucolique " avec ses trois significations définit l'intention complexe de Virgile et lui fournit un titre convenant excellemment, et mieux que tout autre mot, au genre littéraire qu'il crée pour les besoins de sa cause : genre bucolique tout spécial.

Le même esprit fallacieux et subtil imprègne le mot "ecloga" qui fournit lui aussi un titre non moins remarquablement approprié à l'espèce dans le genre : l'espèce équivoque "ειδος ήκολόγιον" ou "ήκολόγια"[ii] d'où Virgile tire "ήκλογή" et "ecloga" ; le mot a été vraisemblablement forgé par lui. On ne le trouve pas avant lui, et, après lui, que citerait-on à quoi ce mot pourrait s'appliquer à aussi juste titre qu'aux églogues virgiliennes ? on l'a toujours transcrit en grec par "έκλογή" en le dérivant de "έκλέγω" choisir et nous le traduisons par "morceau choisi". Il a toujours désigné spécifiquement les dix pièces formant le "Livre des Bucoliques". Mais ces dix pièces ne sont pas des morceaux hétéroclites réunis seulement dans un esprit de collection. Ce sont, bel et bien, les dix scènes se suivant logiquement d'un drame et le terme "έκλογή" avec sa signification de "morceau choisi" ne leur convient pas.

Remarquons en outre que la base du langage bucolique est 1'équivoque, ou homophonie, qui évoque deux idées différentes mais liées à deux phonies semblables ou tout au moins analogues. C'est, en somme,1'appel en nous de la phonie représentant la première idée et de la phonie représentant la deuxième idée. Entre les deux appels s'écoule un certain temps, ordinairement fort court (le temps de saisir l'équivoque) et le deuxième appel est en quelque sorte, l'écho du premier. En dernière analyse l'homophonie "δμοφωνια"se ramène à une échophonie "ήχοφωνία" Ce terme "ήχοφωνία" s'appliquerait à un fait isole (une "ήχοφωνία") mais un discours dans lequel l’échophonie est employée systématiquement est une " ήχολονία" ou "ήχολονή" et après syncope "ήχλονή".

Virgile ne pouvait écrire "echloga" = "ήχλονή" sans ouvrir une fissure dans son secret tandis qu'en écrivant "ecloga" = "ήχλονή" il leurrait les indiscrets.

 

Le diptyque bucolique

Au fur et à mesure de leur parution les Églogues, par les sous-entendus qu'elles semblent contenir, éveillèrent des curiosités. Virgile les éluda avec habileté et quand il disparut on n'avait de lui que sa réponse à Asconius. Les suppositions purent alors se donner libre cours. Les scholiastes ne tardèrent pas à intervenir. Ils imaginèrent des allusions qu'ils ramenèrent naturellement à vingt ans en arrière en leur faisant prendre dans les événements de ces années troubles, 41 à 38, un clinquant de vraisemblance qui fit illusion. Les éditeurs, en faisant recopier les Églogues, purent ainsi adjoindre à chacune d'elles un argument qui bientôt fit corps avec la pièce. Plus tard, Servius consacra le tout de son autorité et le Livre des Bucoliques entra dans la tradition tel que nous l'avons aujourd'hui et sans qu'on ait pu distinguer en lui autre chose que des peintures pastorales.

Diptyque bien fermé ! Les peintures pastorales y sont couchées sur le volet et il fallait que ce volet fût ouvert pour qu'apparût le panneau où sont peints les comices consulaires de l'an 22 ; sous les bergers, des consuls ; sous les églogues, un drame satyrique où Auguste et Mécène jouent les protagonistes.

Tout en s'inspirant du schéma du drame grec, Virgile traite le sien avec un art et une distinction qui 1'élèvent au-dessus de tout ce qu'a produit la comédie antique : 1'aristophanesque, 1'eschylien, le dialogue, le monologue, les chœurs, les passes rapides de l'amoebé en distiques ou en quatrains, la tirade soutenue, la pantomime s'y succèdent en donnant à la pièce ce tour particulier d'alternances, de variétés, de symétrie si cher aux grecs, par lequel on évite de faire vibrer trop longtemps sur la même corde l'attention des spectateurs. Certes les ressorts dramatiques n'y sont pas les mêmes que chez Eschyle, mais les passions de la politique ne soufflent pas un vent moins aigre sur l'âme des personnages virgiliens que le Destin sur la volonté des personnages eschyliens et le climat de Rome, aux jours de brigue, ne diffère guère de celui de l'Olympe quand les Dieux sont en rivalités.

La pièce est jouable.

C'est un tableau inondé de réalisme, pris sur le vif et dans l'atmosphère agitée qui régnait à Rome quand la République en était aux derniers soubresauts de l'agonie.

Les comices consulaires où seront désignés les consuls devant entrer en charge au 1er janvier 21, vont avoir lieu : c'est en été 22. Parmi les candidats se trouvent César-Octave-Auguste, pour la 12ème fois, et Mécène. Aux prises avec de grandes difficultés de ravitaillement dues à l'action des pirates, et, la famine frappant aux portes, ils ne savent comment réaliser ces distributions gratuites de vivres sans lesquelles il n'est point de succès aux comices et cela les plonge dans 1'anxiété, Auguste surtout, car il est en ce moment consul en charge, responsable du ravitaillement, et le manque de vivres serait pour lui catastrophique.

C'est là-dessus que le drame commence.

On a vu pour quelles raisons impérieuses Virgile en a fait une sorte de mystère et l'a écrit dans un langage particulier. Le texte sera traduit en application de la règle des substitutions formulée précédemment, mais la traduction des pseudonymes en noms authentiques relève d'une autre règle.

En principe, les pseudonymes sont des mots tirés du grec ; ils évoquent par étymologie une particularité propre au personnage et ont même initiale que le mot latin exprimant cette particularité (nom, prénom, surnom, sobriquet ou toute autre convenance individuelle). Les personnages changent de pseudonyme d'une églogue à l'autre suivant l'aspect sous lequel ils se présentent dans chacune d'elles. Je signale dès à présent que Galathée, Amaryllis, Bavius, Mevius, Cromys, Mnasylus et autres noms qui paraissent désigner des personnes ne sont que noms de choses. On s'en apercevra le moment venu. C'est encore une feinte pour faire prendre le change à ceux qui ne sont pas dans le jeu.

Personnages

 

 

Leurs caractéristiques

(noms, prénoms, etc.)

Leurs pseudonymes

 

 

C O , Cesar-0ctavianus

C O , Corydon (2ème et 7ème)

D A , Divus Augustus

D A , Damoetas (3ème), Damon (8ème)

A - , Augustus

A - , Amyntas (5ème)

T - , Thurinus

T - , Tityrus (1ère)

 

 

M - , Marcus (Agrippa)

M - , Meliboeus (1ère et 7ème)

A - , Agrippa (Marcus)

A - , Antigènes (5ème), Alphesiboeus (8ème)

 

 

M - , Maecenas

M - , Maenalcas (2ème et 3ème) Moeris (9ème)

T - , Tyrrhenus (Maecenas)

T - , Tyrsis (7ème)

Y - , Yolas (sobriquet)

I - , Iollas (2ème et 3ème)

K - , Kallos (sobriquet )

G - , Gallus (10ème)

 

 

Horatius Flaccus

(exception à la règle, la lettre latine "H" n'existant pas en grec.)

Alexis (2ème) Mopsus (5ème)

Lycidas (9ème) Lycoris (10ème)

M - , Maro Publius Virgilius

M - , Menalcas (5ème, 9ème et 10ème)

 

 

Le coryphée

 

Le chœur

 

 

Une explication complémentaire sera donnée en tête de chaque églogue.

La traduction est présentée sur une portée de trois lignes qui marchent de pair et se contrôlent réciproquement :

  • ·         La   1ère porte simplement le texte latin classique. C'est la ligne pastorale ou des apparences fallacieuses.
  • ·         La 2ème est celle des phrases hybrides gréco-latines. Le texte y est grécisé suivant la règle des substitutions.
  • ·         La 3ème est une traduction de mot à mot.

Cette disposition, qui permet de suivre facilement le jeu virgilien, est immédiatement accompagnée d'indications grammaticales sommaires et, quand il y a lieu, de notes et de commentaires.

Quant à l'accentuation donnée aux mots grecs forgés par Virgile on comprendra qu'elle n'a rien d'impératif puisque aucun usage ne l'a consacrée. Dans les mots ainsi composés, seul le dernier terme a gardé son accentuation. Le rigorisme des Alexandrins ne saurait être recherché dans un cas comme celui-ci où, pour obtenir l'effet bucolique générateur d'illusions, toutes les combinaisons auxquelles peuvent se prêter d'une part, la grammaire grecque dans la formation et la composition des mots, d'autre part, les artifices de prononciation dans la production de 1'équivoque, ont été mises à contribution sans autre dessein que de réaliser un langage à la fois secret et trompeur. L'important pour nous est d'y saisir la pensée de Virgile et de la tirer au clair, d'entendre par exemple que :

-        "tener" fait "θέναρ" par artifice de prononciation et analogie

-        "nostris" fait "νουσ -τήριοις" - après dislocation des deux phonèmes latins (nos) (tris), la racine "nos" fait "νουσ" et le suffixe "tris" fait "τήριοις",

-        "imbuet agnus" fait "imbue (t ͆τεχνύς)" - le verbe restant tel quel conformément à la règle, la liaison de son "t" final avec "agnus" fait "τεχνύς" adverbe dérivé de "τέχν(η)" par substitution du suffixe adverbial " υς " au suffixe nominal "η"

-        "Ille meas errare" fait "ἰλε-μή asserrere" par dislocation des deux phonèmes (me) (as), coaptation du phonème (me) avec (ille) d'où résulte "'ιλε-μή", et du phonème (as) avec (errare) d'où résulte "asserrere". ἰλε-μή un substantif dérivé de ἰλέ(ω) par substitution du suffixe nominal "μη" au suffixe verbal "ω".

-        "usque adeo" fait εὐ-σχατέω par homophonie des deux locutions. La dernière est un mot composé de l’adverbe εὖ et de "σχατέος" adj. verbal de "σχάω" après substitution du suff. adverbial (ω) au suff. (ος),

-        "carmen", "carmina", "carminibus" font "κεραμῆν", "κεράμ-να", "κεραμιν-ύβιοις"

-        "capellae", "capellas" font "κάπηλαι", "κάππλας" dérivés de "κάππλος", par substitution du suff. (πς, ον) au suff. (ος, ον) etc. etc.

S'il ne s'agissait que de quelques coïncidences isolées on pourrait invoquer le hasard, mais leur continuité, leur systématisation manifeste, comme l'enchaînement logique des idées qui en résultent prouvent la présence d'une intention qui s'est donné une orientation bien définie et qui s'y tient.

Le procédé virgilien, utilitaire avant tout, va de la simple transcription à la dislocation du discours latin en éléments phoniques qui sont ensuite regroupés pour donner lieu à des expressions équivoques, bilingues, à double effet d'où sortiront d'un côté les églogues, de l'autre un drame satyrique : langage d'exception, créé par un particulier pour des fins secrètes, échappant par conséquent à la Critique qui ne peut le juger que comme curiosité.        

Transportons-nous à une répétition secrète de cette pièce. Elle sert pour nous une suite ininterrompue de surprises.

Il est évident que la réussite du procédé dépendait du jeu scénique des acteurs chargés d'en interpréter 1'équivoque, des inflexions de leur parole, des expressions de leur mimique.  On en trouvait qui donnait dans les carrefours des représentations où ils parlaient toutes les langues[iii] et plus que toute autre cette langue universelle, la pantomime, délices de la foule cosmopolite qui peuplait Rome. On conçoit que de tels acteurs auraient su tirer profit d'un texte comme celui des Bucoliques et qu'après en avoir sucé l'esprit et 1'intention, laissant les grammairiens à leurs étonnements, ils auraient fait la joie de ces amateurs-nés de la satire qu'étaient les Romains.

 

Signes et particularités de lecture

Les signes → ou ← entre deux expressions indiquent qu'il y a, dans le sens de la flèche, filiation de l'une à l'autre

-        par dérivation

-        par composition

-        par équation après substitution de suffixe ( S.S.)

soit, par exemple    : }

άκρηστι adv. ← άκρήστως S.S.

on lira : άκρηστι adverbe est obtenu de άκρήστως adverbe par substitution du suffixe adverbial ί au suffixe adverbial ως

Ces deux suffixes ayant même valeur, le mot ἀχρηστί a même signification que le mot ἀχρήστως, le radical ἀχρηστ étant conservé (si l'adverbe ἀχρηστί  ne figure pas dans les dictionnaires d'aujourd’hui, rien ne prouve qu'il n'existait pas dans le parler gréco-romain de Rome au temps de Virgile, car il est de formation légitime et conforme au dynamisme du grec.)

Quant aux mots composés, ou, si l'on préfère, aux réunions de mots grecs, si Virgile en fait un usage fréquent et assez libre, c'est moins pour un effet comique, comme Aristophane, que pour un effet d'équivoque nécessaire aux desseins qu'il s'est assignés et pour la réalisation desquels il met à contribution la complicité et toutes les complaisances de la langue grecque.

La lecture doit être faite à haute voix en effectuant toutes les liaisons entre mots, car d'elles dépend souvent la production de l'équivoque.

Enfin pour la prononciation du grec et du latin qui nous intéressent ici, on peut tirer quelque enseignement des équivoques gréco-latines qui défilent sans interruption d'un vers à l'autre des Bucoliques, compte tenu des nuances qui sont dans le fait même de ces équivoques. Ainsi, prenons par exemple la phrase :

Deus nobis haec otia fecit ...

θέους νῶπις ἐκκαυσία  fecit ...

si nous ne pouvons la prononcer avec les nuances et la finesse romaines susceptibles de la faire verser soit en signification latine, soit en signification grecque, nous pouvons néanmoins relever que entre θ grec et d latin, ους et us, ω et o, σια et tia, il existe des analogies suffisantes pour qu'on puisse les prendre ou les faire prendre l'un pour l'autre, donc, déduire des valeurs bien connues de d, u, o latins, σια grec, les valeurs encore mal différenciées de θ, o, ω grecs et t doux latin.

Je n'insiste pas sur la présence incontestable de l'iotacisme ni sur la place qu'il occupe, presque aussi grande que dans le grec moderne, on s'en convaincra sans peine.

La matière à colliger sur ces questions est trop abondante pour trouver place ici. Il y faudrait une revue spéciale du texte et une étude qui ne peut être faite qu'à part.



[i] Prothèses ou préfixes surajoutés, suffixes substitués les uns aux autres, élisions, syncopes, apocopes, aphérèses et autres figures de grammaire mises en jeu pour obtenir des effets qui, sans être dans l’usage courant, n’en sont pas moins dans le génie de la langue.

[ii] "ήκολόγια" est plus précis que " άμφιβολια" car il indique à la fois le fait et le moyen tandis que "άμφιβολια" n'indique que le fait ; "δμοφωνια" implique similitude plus serrée donc moins d'aisance dans le jeu.

[iii] V. Suétone, Aug. XLIÎI



12/01/2019
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